Souvenir d'une vie pour deux

Dans un petit hospice de Chicago, une vieille dame assise sur une chaise à bascule , regarde le ciel, songeuse. A côté d'elle, se trouve une petite table de bois, sur laquelle repose la photo encadrée de deux jeunes filles dont l'une d'elle a le visage raturé. Elle tient fermement dans ses doigts frêles entrelacés un objet. Les infirmières et les médecins ne lui prêtent pas vraiment attention. Après tout, il s'agit juste d'une vieille femme comme toutes les autres ici, qui laissent la vie défiler sous leurs yeux...


   C'était en 1978, dans une des ruelles de Chicago on pouvait entendre les éclats de rire de deux jeunes filles identiques; Merry et Laeticia Alvia. Les deux enfants alors âgées de 14 ans étaient jumelles. Leur ressemblance était frappante, comme si l'une était le reflet de l'autre.
Comme toutes les demoiselles de leur âge elles aimaient paraître. Elles marchaient toujours avec précaution sur les mêmes rythmes, le dos droit et tête haute, elles laissaient volontairement leurs boucles brunes jouer au gré du vent, sans oublier de faire tournoyer de temps en temps les jupes rouges de leurs uniformes,insouciantes comme on pouvait l'être à leur âge. Chacune d'elles était comme la moitié de l'autre, comme les deux faces d'une même pièce de franc.
Un médaillon en argent, transmis de mère en fille depuis des générations dans leur famille, leur avait été légué. A elles deux, elles s'étaient construit un monde bien à elles et loin des autres. Leur univers était telle une valse qui les emportait dans un tourbillon de gaieté et de légèreté l'une étant la cavalière de l'autre...
   Arrivées à leur domicile dans le quartier de Loop, les deux sœurs se séparèrent. Merry prit l'escalier, mais par paresse Laeticia, sa sœur, emprunta l'ascenseur. Durant ce court moment de séparation elles imaginaient déjà chacune de leur coté ce qu'elles allaient bien pouvoir se potiner...
Quand un homme vêtu de noir et d'un chapeau bouscula Merry. Il tourna légèrement la tête et s'excusa de sa voix grave avant de reprendre son chemin d'un pas pressé. La jeune fille fit de même, bien que contrariée par cet accrochage. Elle était presque arrivée quand elle entendit un cri qui lui coupa le souffle; c'était Laeticia. Pendant quelques secondes elle se sentit défaillir, une douleur soudaine et violente lui comprima la poitrine, une grande vague de crainte lui traversa le corps...
Elle s'appuya contre le mur puis gravit à une vitesse folle les marches, jamais elle n'avait monté aussi vite cet escalier.  Deux étages plus haut elle arrêta soudainement sa course à la vue d'un petit attroupement de voisins sur le palier du huitième étage. Merry leur demanda essoufflée ce qu'il se passait. Seule une dame d'âge mûr lui répondit que le voleur dont parlait tous les journaux depuis quelques semaines se trouvait justement dans l'ascenseur de leur building et qu'il avait bloqué entre deux étages une jeune demoiselle en guise d'otage.
A ces derniers mots Merry comprit que la jeune fille en question était sa sœur et elle donna un violent coup de poing dans la porte de l'ascenseur en suppliant le voleur de relâcher sa sœur au risque d'appeler la police. C'est alors que l'individu la menaça d'immoler sa sœur. Merry frissonna et la musique de leur folle danse s'arrêta brusquement. Pas uniquement parce qu'elle était effrayé de ce que risquait sa précieuse sœur... Cette voix grave ne lui était pas inconnue, il s'agissait de l'homme qui l'avait bousculée dans l'escalier. La jeune fille se laissa tomber sur les genoux. Quand soudain elle entendit une alarme; la sirène de la police. L'homme rugit: « Pourquoi  les avez-vous appelé? Par  votre faute elle va périr ».
Elle essaya de lui expliquer qu'elle n'avait rien fait, qu'il devait s'agir d'un des voisin, mais cela n'avait aucune importance pour lui. De là où elle était, elle ne pouvait qu'entendre les sanglots de sa sœur à travers les portes de l'ascenseur alors elle s'approcha, et sentit une forte odeur d'essence s'en dégager et soudain une puissante chaleur. Elle hurla à s'en déchirer la gorge, les larmes ruisselant sur ses pommettes enfantines. Un des voisin s'empara d'elle et l'éloigna de cet ascenseur. Elle ne se débattit pas, elle était comme morte; son monde venait de s'écrouler devant elle, il n'y aura plus de danse...

   Les jours qui suivirent furent très longs et douloureux pour Merry. Il ne restait de sa sœur que de la poussière. Le voleur, lui, s'était enfuit. Au milieu des cendres, les pompiers avaient retrouvé un médaillon d'argent. Le plus dur était que les journaux ne parlait même pas de sa feue sœur. Il n'y en avait que pour ce voleur, les journalistes ne parlaient que de ses « exploits » avec une quasi admiration; de son super butin qui était estimé à plus de quatre cent mille francs, ils étaient convaincus que personne ne l'attraperait jamais, mais rien sur les victimes et sur les familles que cet homme avait détruit sur son passage. La jeune fille s'en voulait d'avoir à ce  moment-là d'avoir laissé sa sœur seule dans cet ascenseur. Elle s'en voulait tellement. Elle se détestait tant qu'elle voulait fuir cette vie sans sa moitié.


    Soixante-dix ans plus tard, dans un petit hospice de Chicago, une vieille dame regarde le ciel, songeuse, sur la chaise à bascule de sa chambre. A côté d'elle, se trouve une petite table de bois, sur laquelle repose une photo encadrée de deux jeunes filles identiques dont l'une d'elle a le visage raturé. Les infirmières et les médecins ne lui prêtent pas vraiment attention . Après tout, il s'agit juste d'une vieille femme comme toutes les autres ici, qui laissent la vie défiler sous leur leurs yeux...
La chaise à bascule s'est stabilisée, la vielle dame, apaisée, s'est endormie. Elle tient dans sa main chétive un médaillon d'argent...